Les Escapades de Natacha au coeur de la Librairie du Boulevard
Natacha de Santignac, journaliste, blogueuse et voyageuse, part à la découverte des membres de la Chambre et vous propose de l’accompagner dans ses « petites escapades » au cœur de l’ESS, aujourd’hui à la Librairie du Boulevard.
En ce mois de novembre, qui mélange impressions d’automne et brises printanières, je vous propose de prendre le tram pour rendre une petite visite à La Librairie du Boulevard située au 34 rue de Carouge, entre les arrêts Plainpalais et Pont d’Arve. Cette année, ce temple de romans, essais, magazines, journaux, dictionnaires, bandes-dessinées, ou encore cartes postales fête ses quarante ans ! Quatre décennies pour une coopérative dédiée à la culture et au savoir en plein Genève, ce n’est pas rien ! L’aventure commence dans les années 70. De retour d’Amérique Latine, où les temps sont aux expériences d’autogestion, les « futurs Boulevardiens » imaginent un lieu alternatif qui proposerait des revues non diffusées par le circuit commercial classique. Je ne vais pas vous retracer la chronologie de la genèse, car nous savons bien que le projet s’est concrétisé, et comment ! Aujourd’hui, plus de 230 coopérateurs soutiennent ce beau rêve devenu réalité.
Je m’installe donc. Il est 13h30, les équipes se croisent, celle de l’après-midi prenant la relève de celle du matin. Les notes de Bizet et de ses gardes montante et descendante me trottent dans la tête. Les informations importantes sont transmises pendant que la vie de la librairie continue entre la livraison d’un colis, le retrait d’un livre commandé, et des conseils pour l’achat d’un cadeau. Les apprentis s’affairent, il faut préparer les envois postaux. Dans le lieu calme résonne de la musique tantôt classique, tantôt jazzy. Ici, les membres du collectif choisissent les morceaux qui raviront leurs oreilles. De ma position, en retrait à l’arrière de la boutique, je dispose d’une vue imprenable sur un escadron de dictionnaires. Autant vous dire que je suis donc au paradis. En effet, les volumes colorés et imposants, dont je possède une collection, notamment en raison des langues que j’ai étudiées, me magnétisent. Aussi, je ne résiste pas au plaisir de m’en approcher. Je vois bien sûr Le Petit Robert et un Larousse pour la langue de Molière, mais d’autres langues d’auteurs européens trônent sur les étagères. Cervantès, Hesse ou encore, Woolf peuvent à loisir, consulter le passage de leur langue en français. Le gros volume du dictionnaire suisse romand convoque immédiatement Ramuz tandis que le dictionnaire des amoureux des langues me projette dans mon pays grâce à un article assez conséquent sur le Ch’ti.
Je retrouve ma table dont j’entreprends l’observation. Les pétitions du moment y trouvent place : « Pour la valorisation et l’agrandissement de la Maison Internationale des Associations » et une autre pour l’Usine qui est actuellement sous les feux de la rampe. Bien sûr, nous sommes dans une librairie, mais ici, non seulement tout le monde, se sent concerné par les mutations du monde, mais y contribue. Le large choix de publications proposant une autre vision du temps qui passe : Gauchebdo, La couleur des jours ou encore Manière de voir, le mensuel du Monde Diplomatique, vient en complément d’une autre expérience du travail et du travailler ensemble vécus quotidiennement.
Anne, me confie un petit agenda crée pour les quarante ans de la librairie : une mine d’informations précieuses. Au fil des pages, le temps se déploie : illustrations choisies ainsi que de petits rappels littéraires sur les œuvres que nous avons pu découvrir depuis l’ouverture de la librairie. Mes souvenirs s’envolent lorsque je lis avec plaisir certains titres : Les frustrés de Claire Brétécher (1975), Chronique d’une mort annoncée de Gabriel García Márquez (1981), Au bonheur des ogres de Daniel Pennac, Si c’est un homme de Primo Levi (1987), Indignez-vous de Stéphane Hessel (2010), la liste est aussi riche en découverte : je l’avoue, je n’ai pas tout lu. L’agenda est également rythmé d’événements marquant la vie des livres à Genève et ailleurs : création de la librairie femmes, L’Inédite à Carouge (1979), création de la librairie Les Recyclables par un ancien membre du collectif de la Librairie du Boulevard (1994), fondation des Editions Entremonde à Genève (2008), sans oublier la vie associative : premier Festival du Bois de la Bâtie (1977), fondation du GSsA, groupe pour une Suisse sans armée (1982).
Après ce retour vers le passé, je découvre les futurs événements organisés par la librairie, et quelle n’est pas ma surprise de voir que Mathias Enard, qui vient de remporter le Goncourt pour son roman Boussole sera rue de Carouge le 24 novembre prochain à partir de 18 heures. Seront aussi invités Daniel de Roulet et Christian Garcin. Ceux qui veulent réfléchir pourront assister au débat du 11 novembre animé par Benito Perez qui interrogera Yves Sancey et Marc Chesney.
Les minutes filent dans cette douceur ambiante empreinte de la curiosité des clients, dont certains posent des questions extrêmement pointues, de la voix d’une représentante venue dévoiler des nouveautés « Jeunesse », du bruit lointain des voitures, tout cela rythme mon séjour. J’observe rapidement qu’ici le personnel lit les livres, cela ne fait aucun doute. Laura m’explique que c’est là un des aspects cruciaux du métier pour lequel les années de lecture emmagasinées sont déterminantes, notamment en ce qui concerne la connaissance des auteurs, de leur style, de leurs sujets de prédilection. Il va de soi que tout n’est pas lu par tout le monde. Lors de la réunion du lundi, entre autre, chacun parle des livres qu’il a lu et permet ainsi à tous de pouvoir conseiller au plus juste. Il arrive cependant qu’un client soit redirigé vers la personne connaissant effectivement l’ouvrage, si les demandes s’avèrent pointilleuses. Laura me révèle que les acheteurs venant pour des grands-mères de nonante ans sont les plus terribles au vu des nombreux sujets à éviter : la Guerre 39/45, niveau de violence : zéro, y compris psychologique, gros caractères… Un vrai défi de gymnaste ! Alors, quand on trouve la perle, on se passe vite le mot pour s’éviter des maux !
Finalement, je n’ai pas mis la main à la pâte aujourd’hui, je pourrais même questionner mon « travail » car à part feuilleter des livres et des revues, découvrir des publications et des auteurs tout en nourrissant mon imaginaire, je n’ai pas fait grand-chose. Allez, j’ai malgré tout soutenu la librairie en achetant quelques ouvrages. D’ailleurs, je me suis battue contre moi-même, car tous ces dictionnaires me faisaient vraiment de l’œil !
Longue vie à La Librairie du Boulevard !
L’apprentissage : la clé de voûte
Laura, coopératrice de la structure et qui y travaille, est elle-même une ancienne apprentie de la Librairie du Boulevard. Depuis onze années, avec deux pauses : un voyage et un congé maternité, elle arpente les rayons de ce lieu à l’histoire singulière. On pourrait même dire qu’elle y a grandi. Amoureuse de la lecture dès son plus jeune âge, elle se souvient encore qu’elle faisait semblant de lire des livres lorsqu’elle ne savait pas encore déchiffrer l’alphabet, Laura s’est d’abord tournée vers une formation de bibliothécaires de Genève. Elle passe l’examen et l’entretien mais on lui dit qu’elle est trop jeune, qu’elle doit de nouveau tenter sa chance l’année suivante. Trois cent soixante cinq jours à dix-neuf ans ans, cela paraît une éternité. De plus, le délai passé, elle n’est pas certaine de pouvoir intégrer l’école. Alors, Laura réfléchit et se tourne, finalement, vers un apprentissage de libraire : « Assez rapidement, j’ai compris que la fonction, plus dynamique et nécessitant des contacts plus variés me correspondait davantage ». Après son apprentissage de trois ans à la Librairie du Boulevard, elle décroche le sésame en étant embauchée, ce qui reste exceptionnel. Aujourd’hui, le personnel se compose de six employés et de deux apprentis. « Le fait de devenir coopérateur ne constitue pas une obligation, mais il est vrai que c’est encouragé et cela fait pleinement sens à partir du moment où c’est dans ce type de structure qu’on choisit de travailler ».
Et Laura d’insister que de moins en moins de libraires forment les jeunes. Le milieu a connu des jours meilleurs, mais pour la Librairie du Boulevard, c’est un des fondamentaux : « On ne transmet pas seulement un métier, dans notre coopérative, les jeunes apprennent bien plus que vendre des livres ou gérer du stock. Ils expérimentent un regard plus critique envers les ouvrages sélectionnés, une autre vision de l’économie marchande, une grande indépendance dans leur travail. Ils sont responsabilisés ». Laura de rajouter que « d’ailleurs, il n’est pas forcément facile pour nos apprentis de trouver un travail en librairie, la majorité des postes disponibles étant proposée par de grandes enseignes au sein desquelles la pratique du métier, ainsi que le rapport à la hiérarchie ne sont pas du tout du même ordre. Le personnel est loin d’être au centre et sa marge de manœuvre très réduite ». A la Librairie du Boulevard, les apprentis inscrivent les prix au crayon dans chaque livre, ils apprennent à gèrer leur stock, font des réassortiment, sont en relation avec les clients et les représentants, suivent les commandes…
Pour Laura, l’opportunité de montrer aux jeunes un autre modèle économique viable n’a pas de prix, car c’est en expérimentant les alternatives que chacun conserve sa liberté de choix et que des projets tels que celui de la Librairie du Boulevard peuvent encore faire des petits.