Isabelle Hillenkamp - Quelques nouvelles de l'économie solidaire bolivienne
5 avril 2007
Un mois plus tard, voici quelques nouvelles de l’économie solidaire bolivienne.
Le plus frappant est sans doute le contexte politique. Un an et demi après l’élection d’Evo Morales, ce contexte est de plus en plus favorable à l’économie solidaire et au commerce équitable, qui lui est ici toujours étroitement lié.
Mais, car il y a un mais, voire plusieurs, cela ne signifie pas pour autant qu’il y ait une bonne compréhension de cette économie au sens des Ministères et des agences gouvernementales. Le Vice-Président a récemment envoyé une proposition de traité de Commerce Équitable – Comercio Justo – aux États-Unis, prétendant être une base de négociation pour remplacer à terme l’actuel ATPDEA. Mais il s’agit d’une série de revendications plutôt agressives autour d’une notion en général assez floue de justice, et non d’une proposition ayant des chances d’aboutir… Et on n’en entend d’ailleurs plus parler ces derniers temps. Le Traité de Commerce des Peuples, TCP-ALBA signé avec le Venezuela et Cuba en 2006, occupe aussi une bonne partie de la scène et des discussions de café autour de la justice, mais les échanges avec Cuba sont négligeables et ceux avec le Venezuela concernent principalement les hydrocarbures, donc avec peu d’effets de retombée sur la population.
Outre le gouvernement, les réseaux d’économie solidaire se saisissent bien sûr de ce contexte politique et certains d’entre eux sont assez « propositifs ». Il y a eu, il y a deux semaines, une Rencontre Nationale pour l’économie solidaire et le commerce équitable, organisée par l’un d’entre eux, qui a réussi à regrouper un nombre significatif d’organisations et fédérations de producteurs. De cette Rencontre est en train de sortir une proposition de décret et une plateforme permanente visant précisément à « battre le fer tant qu’il est chaud », je veux dire à avancer sur le plan politique en plaçant si possible certains de leurs leaders dans les Ministères, ce qui, malgré les risques d’opportunisme, serait, je crois, une très bonne chose vu le manque de connaissance de l’économie solidaire dans ces mêmes Ministères. Au niveau de ces leaders, qui sont des producteurs de quinua, de café, de cacao, des artisans ou autres avant d’être des leaders de l’économie solidaire, il y a une bien meilleure compréhension de l’économie solidaire et des enjeux de se regrouper sous cette bannière qu’il y a seulement un an ou deux. C’est réjouissant, même si on doit en même temps se demander si c’est durable.
Par ailleurs, la volonté de profiter de cette fenêtre politique, effectivement exceptionnelle, conduit à une multiplication des réseaux, fédérations etc. qui se revendiquent de cette économie – sous la justification à prendre avec beaucoup de précaution – que de toutes façons, dans les Andes, tout est solidaire, donc toute économie paysanne ou péri-urbaine serait communautaire et donc solidaire. Je crois que c’est une phase nécessaire pour arriver à un mouvement de masse d’économie solidaire, mais il y a bien sûr beaucoup de risques de récupération, déviance, opportunisme etc. Qui plus est, les deux principaux réseaux, qui eux, ont une trajectoire de plus de 10 ans dans l’économie solidaire et une réelle légitimité, n’arrivent pas à s’unir et se disputent au contraire le protagonisme du mouvement au niveau politique.
Par ailleurs, les avancées mêmes incertaines au niveau politique et de la conscientisation et structuration du mouvement ne s’accompagnent pas d’une amélioration sensible de la consolidation des organisations productives de l’économie solidaire. Hormis un petit nombre de grandes organisations (centrales de coopératives) qui sortent du lot, la plupart a de sérieux problèmes à tous les niveaux : depuis le financement, l’approvisionnement en matières premières, l’organisation de la production et la commercialisation. Ce dernier point, la commercialisation, si possible dans les marchés extérieurs, et le premier, le financement via des fonds extérieurs, retiennent le plus souvent leur attention – voire tournent à l’idée fixe – alors que c’est en fait, l’ensemble du processus qui est faible. Une part significative de ces organisations ne se maintient qu’à grands renforts de projets de la coopération internationale. Concernant la commercialisation, la possibilité de vendre par des circuits de commerce équitable (FLO et IFAT) génère des expectatives assez irréalistes vue la taille réduite de ces marchés et le coût de la certification pour y accéder, assez inaccessible, du moins sans aide de la coopération internationale, pour la plupart des associations et autres coopératives du mouvement d’économie solidaire.
Du côté financement, la possibilité de crédits publics à taux subsidiés de l’ordre de 3% annuel dans le cadre du fameux TCP-ALBA concentre aussi toutes les… illusions, avec une grande responsabilité du gouvernement qui manie ce fonds comme une arme politique et fait fi des échecs antérieurs de la banque étatique, du clientèlisme politique qu’elle avait créée, puis finalement, de sa faillite. Dans ce débat, les producteurs, aiguillés par le Ministère de Production qui gère ce fonds TCP-ALBA, séparent clairement le mal - la banque privée, c'est-à-dire les banques commerciales, mais aussi les institutions de microfinance – du bien, du moins espéré, qui serait le crédit public subsidié. Assez inquiétant. Mais c’est vrai que la plupart des organisations de l’économie solidaire et autres formes associatives sont dans un véritable « creu bancaire », les IMF ne s’adressant en réalité presque uniquement aux commerçants et dans une moindre mesure producteurs individuels. Les montants et les durées de crédit que manient ces IMF sont tout à fait insuffisants pour les investissements productifs des organisations de l’économie solidaire, d’où leur exclusion de fait. C’est assez paradoxal quand on pense que cette microfinance est largement soutenue par la coopération internationale, qui dans le même temps, déploie des efforts très conséquents pour promouvoir l’associativité des petits producteurs…
Par ailleurs, le discours sur l’importance de l’accès au crédit, grâce à des garanties alternatives dans les institutions de microfinance, versus le niveau de taux d’intérêt, qui n’importerait presque pas, ne se vérifie pas dans la pratique. Les taux de l’ordre de 16% annuel de la microfinance ne sont effectivement pas soutenables pour les organisations de l’économie solidaire dont la rentabilité est faible, d’où le fait qu’ils finissent par assimiler la microfinance aux banques commerciales conventionnelles et à les rejeter toutes deux comme « banques privées ». On en parle peu, voire pas, mais les taux de l’ordre de 16% pratiquées par les IMF devraient baisser de manière significative si elles se décidaient à octroyer des crédits de montants élevés et donc avec des coûts de transaction beaucoup plus bas aux organisations d’économie solidaire. Mais, on est sans doute encore loin d’un tel rapprochement.
Voilà pour les dernières nouvelles. Je vous en dirai plus dans quelques semaines j’espère sur les pratiques économiques et l’organisation internes des organisations d’El Alto. Je suis en train de commencer un travail de systématisation sur ce sujet qui doit compléter celui, plus qualitatif, de l’an dernier. RdV est pris pour « systématiser » les associations Yanapasipxañani, Sartañani, Sartasipxañani… Il va sans doute falloir que je commence avec un cours basique d’aymará.
Isabelle Hillenkamp