Cohérence ESS et déontologie: comment et à quelles conditions collaborer avec le secteur privé à but lucratif?
10ème Café des bonnes pratiques des organisations de l'ESS, 4 novembre 2008
Introduction
Certaines caractéristiques majeures de l'ESS, telles que la non lucrativité (ou la lucrativité limitée), une finalité au service de l’intérêt collectif, une attention particulière aux critères du développement durable, peuvent poser des problèmes de cohérence lorsqu’il s’agit de collaborer avec des entreprises à but lucratif, cherchant à maximiser leur profit.
Que se soit au niveau de relations clients ou fournisseurs ou, plus délicat, lorsqu’il s’agit de mécénat et de sponsoring, des questions déontologiques peuvent surgir. C'est la crédibilité même de l'ESS qui est en jeu et sa capacité à rester cohérente avec ses valeurs.
Nous avons demandé aux participants s’ils ont tissé des partenariats avec des acteurs à buts lucratifs ou réfléchi comment développer une relation de sponsoring. Dans ce cas, quels ont été leurs éléments de réponse aux interrogations suivantes :
- Quels sont les critères d’un partenariat acceptable ?
- Quels enjeux ont été mis en évidence?
- Quelles ont été les solutions imaginées pour rester cohérent avec vos valeurs ?
- Avez-vous rédigé à cette occasion un code de conduite ?
- Quels effets ont eu cette collaboration sur votre organisme/projet?
- Quels problèmes avez-vous rencontrés?
Bonnes pratiques des organisations de l'ESS: la collaboration avec le secteur privé à but lucratif
Le financement des organisations pratiquant les valeurs de l'ESS est un enjeu soumis depuis quelques années à une pression grandissante en raison du progressif désengagement financier de l'État et des modifications du cadre légal favorisant l’implication du secteur privé. Les échanges financiers entre les acteurs du secteur de l’ESS et ceux du secteur privé se sont multipliés et posent la question de la collusion de leurs intérêts respectifs. Les premiers ayant besoin d'assurer et diversifier leurs sources de financement et les seconds profitant des déductions fiscales prévues par la loi ou voulant obtenir un retour d’investissement sous forme d’amélioration d’image.
Dès lors, la collaboration avec le secteur privé sous forme de sponsoring ou de mécénat est une question incontournable à laquelle l’ensemble du monde associatif est confronté et qui soulève de l’inquiétude quant à la capacité de ce dernier à rester cohérent avec les valeurs de l’ESS.
Le financement du secteur à but non-lucratif par le secteur privé pourrait donc modifier sensiblement l’action des organisations fondant leur raison d’être sur des principes et valeurs (sociaux, environnementaux) qu’elles se doivent de suivre et appliquer. Ainsi, à quelles conditions admettre un financement ou une collaboration avec des entreprises s’éloignant, par le fruit de leurs activités, des buts et de l’engagement inscrits dans le statut d’une organisation adhérant à l’ESS ?
La récolte des expériences des membres d’APRÈS est un premier pas pour enrichir cette réflexion et aider à la définition d’un code de bonnes pratiques sur lequel s’appuyer face aux éventuelles collaborations qui ne manqueraient pas d’interpeller chacune des organisations impliquées dans la promotion des valeurs de l’ESS.
Pratique des membres
Du tour de table effectué lors du CBP 10 et grâce aux expériences dont d’autres membres d’APRÈS nous avaient fait part, il est ressorti que les critères principaux à retenir de la pratique des membres concernés s’articulent autour de la volonté de préserver au maximum l’indépendance des organisations financées par le secteur privé de manière à rester cohérents avec ses valeurs.
Dans l’ordre, les critères suivants devraient être observés :
- collaboration non assortie de conditions telles que soutien aveugle, interférence dans les projets ou loi du silence ;
- diversifier les sources de financement en évitant les partenariats systématiques ou uniques, en soignant son réseau de connaissances (également afin d’obtenir des dons assortis de l’acceptation de la charte de l’organisation) ;
- refus de collaborer s’il apparaît une incompréhension majeure mettant en péril la cohérence interne de l’organisation avec ses valeurs fondatrices (ce qui nécessite une étude approfondie du partenaire potentiel selon des critères tels que ses politiques d’emploi, sociale ou environnementale, ses objectifs et stratégies de marketing, ses liens avec des partis politiques, mouvements religieux et autres secteurs économiques ayant une répercussion négative sur les valeurs, la conception ou le déroulement des programmes);
- refus de collaborer si cela met en péril la motivation des collaborateurs de l’organisation (processus interne participatif lors de la prise de décision ).
- Le financement des organisations de l'ESS par des fonds privés soulève également des soucis quant à ses modalités. En effet, il prend généralement la forme d'investissements ciblés sur les programmes d'intervention socialement porteur et donc profitables au donateur en termes d'image. Ainsi, il existe le risque pour les organisations à but non-lucratif de devoir se maintenir en adéquation avec les secteurs d'investissement du secteur privé. À ceci s'ajoute le constat que le secteur privé tend à financer préférentiellement les actions directes ayant un impact visuel important alors que les frais structurels de l'organisation ne sont souvent pas couverts par ces mêmes fonds. Finalement, la pérennité des programmes est aussi en péril du moment que le secteur privé intervient généralement sur des projets ponctuels et n'assure pas un financement sur le long terme, contrairement aux fonds publics.
Remarques finales
La restructuration du financement des organisations de l'ESS d'un mode d'autofinancement (vente de biens et services ou par cotisation des membres) vers un mode de financement externe (subventions ou sponsoring) semble inévitable pour les organisations n'ayant plus accès au soutien financier de l'État. Cette restructuration implique pour l’organisation ESS l’obligation de se poser la question : va-t-on s'éloigner des buts initiaux (par définition idéaux) à la base de la constitution de l'organisation ? À ce sujet, la question de savoir si une association peut accepter de monnayer son image afin d'assurer sa survie a été évoquée. Une autre interrogation concerne la légitimité de jouer le rôle de vecteur pour les entreprises qui voudraient utiliser le levier de la responsabilité sociale à des fins d'amélioration de leur image auprès du public et donc des consommateurs desquels dépend leur chiffre d'affaire.
Dans ce sens, il apparaît incontournable de devoir procéder à une soigneuse pesée d'intérêts entre un éventuel retour sur investissement en termes d’image pour le partenaire privé d’une part et l'importance ou l'ambition du programme financé d’autre part. À discuter, donc, dans quelle mesure une association peut-elle accepter une entorse à ses valeurs constitutives pour accéder aux sources de financement.
Les questions posées ci-dessus procèdent toutes d’une approche morale du problème. Cette approche conduit à une impasse si on la pousse à bout : aucune entreprise privée à but lucratif ne satisfait l’ensemble des critères moraux défendus par l’ESS. L’entreprise de l’ESS qui voudrait appliquer strictement son code moral à un donateur privé à but lucratif se verrait contrainte de refuser tout apport financier venant de ces derniers, quitte à renoncer au programme d’activité envisagé, voire même à cesser d’exister.
Face à ce dilemme, une solution alternative existe : l’approche légale.
L’approche légale dit à peu près ceci : nous savons parfaitement que l’argent provenant d’une entreprise privée à but lucratif est toujours plus ou moins "sale", à un titre ou à un autre (conditions de travail, conditions salariales, buts et conséquences de l’activité déployée), mais nous allons néanmoins l’accepter pour autant que deux conditions soient remplies :
- l’entreprise donatrice n’est pas sous le coup d’une procédure en justice ;
- l’entreprise donatrice n’assortit son don d’aucune condition.
Justification : si j’accepte cet argent plus ou moins "sale", il servira à réaliser quelque chose de socialement utile. Si je le refuse, il sera de toute façon alloué à la réalisation de quelque chose de moins utile socialement, voire tout à fait contre-produisant.
Dès lors, faudrait-il que la réflexion intègre plus ouvertement ces critères légaux afin de disposer d'outils conceptuels neutres et facilement maniables? Quels sont les risques encourus pour la cohérence interne des organisations de l'ESS, question au cœur de ce CBP? Les participants au 10e CBP n’ont pas tranché sur ce point. La discussion reste donc ouverte.
Finalement, il est décidé que si les membres en font la demande, un nouveau Café des Bonnes Pratiques portant sur ce sujet sera agendé. Sinon, APRÈS mettra en contact les membres fortement interpellés par cette problématique afin qu’ils mutualisent leurs expériences et réflexions internes en vue de mettre au point un code de bonnes pratiques en la matière. De leur coté, les collaborateurs d'APRÈS poursuivront la récolte des éventuels témoignages des membres absents et de nouvelle documentation (code Terre des Hommes)
Quelques références pour en savoir plus:
L'argent responsable: Comment investir de manière éthique, écologique et sociale, Déclaration de Berne et Fédération romande des consommateurs, 2008. À commander sur la page web: http://www.evb.ch/fr/p13509.html
Fondation Terre des Hommes, Le Code déontologique de Terre des Hommes, 2002
Le financement des associations, Conférence Permanente des coordinations associatives; La Vie Associative
N° 11, sept 2008. A trouver sur le site https://www.echosdunet.net/
Contrairement au mécénat, le sponsoring représente une collaboration par laquelle les deux partenaires attendent des avantages réciproques. Un tel partenariat suppose donc que des conditions contractuelles soient posées par le donateur. Le mécenat est un don, le sponsoring est une affaire.